Situation à l’Office Européen des Brevets : il n’est plus raisonnable d’attendre

La situation de conflit entre la direction de l’OEB -Office européen des Brevets- et son personnel est inadmissible et cela fait déjà plusieurs mois que des échanges ont lieu avec Bercy pour remédier à cette situation.

Vous trouverez ici le contenu d’une note que j’ai envoyée à Emmanuel Macron en novembre 2015 et dont le contenu est malheureusement toujours d’actualité.

 

Situation à l’Office Européen des Brevets :

il n’est plus raisonnable d’attendre

 

Depuis un peu plus de deux ans, plusieurs parlementaires sont informés de l’ambiance sociale dégradée qui prévaut à l’Office Européen des Brevets (OEB – EPO – EPA). De manière récurrente, nous sommes témoins d’une aggravation progressive de la situation. Celle-ci touche les relations sociales à l’OEB, l’ambiance interne, la souffrance au travail des agents.

Les informations reçues témoignent aussi de l’évolution de la gouvernance de l’Office, où l’ensemble des contre-pouvoirs (vigilance du Conseil d’administration, contrôle externe, représentation du personnel, syndicat) sont amadoués, intimidés ou supprimés afin de laisser libre champ à la direction de l’OEB. Ceci porte le germe d’un affaiblissement significatif de la capacité de l’Office à remplir sa mission.

Le statut d’organisation internationale de l’OEB offre une impunité fonctionnelle dont abuse la direction qui considère qu’elle n’a à se soumettre à aucune loi nationale ou européenne. Après le suicide sur son lieu de travail d’un employé de l’OEB à Rijswijk, la direction de l’OEB a refusé qu’une enquête indépendante ait lieu. La direction a également interdit à l’inspection du travail néerlandaise de pénétrer à l’OEB (La Haye) pour y réaliser un audit.

Ces informations sur la situation à l’OEB sont bien connues de nos postes diplomatiques à La Haye et Munich, où se trouvent les deux implantations principales de l’Office. Elles sont remontées par les représentants élus du personnel, le syndicat ainsi qu’individuellement par de nombreux employés de l’OEB de façon discrète du fait de la peur qui règne. Derrière cette situation sociale très difficile, qui témoigne de non-respect des droits fondamentaux de la part de l’OEB envers ses employés, il apparait que l’évolution de l’OEB, telle qu’elle est aujourd’hui présentée favorablement par sa direction, doit être prise avec beaucoup de méfiance :

  1. L’OEB est une organisation internationale avec plus de 2 milliards d’euros de budget annuel. Il n’est pas raisonnable d’accepter une gestion sans contre-pouvoir ni réelle transparence de tels budgets (les critères internes actuels de l’OEB sont par exemple très inférieurs à ceux de la Commission à Bruxelles) ;
  2. L’OEB a pour vocation de protéger l’innovation européenne. Cette mission est stratégique pour l’avenir de l’industrie européenne, ses investissements, ses emplois ; Il apparaît qu’à présent l’OEB semble privilégier les grandes entreprises internationales au détriment des PME/PMI dans le traitement des demandes de brevet ;
  3. L’OEB est aujourd’hui dirigée par un français, Benoît Battistelli. Ceci confère une responsabilité particulière à la France pour sortir de la crise actuelle.

La gouvernance de l’OEB porte en elle le risque d’une crise à la « Volkswagen ». L’usage de l’autoritarisme pour fixer des objectifs difficiles, sans évaluation de leur faisabilité, est très risqué. Sans contrôle externe sur la qualité des travaux de l’Office, l’affichage de la productivité n’est pas une information suffisante permettant de s’assurer que celui-ci progresse dans la réponse à sa mission.

 

  1. La situation sociale
  • 5 suicides depuis 2012. L’OEB refuse toute enquête indépendante de la part des autorités des pays où se sont passés les suicides. Malgré ceci, les demandes répétées d’audit social ne sont pas traités sérieusement par le Conseil d’administration qui confie cela à un sous-groupe (le Board 28) dans lequel se retrouvent M. Battistelli et ses proches soutiens.
  • Le climat social de l’Office est particulièrement inquiétant, comme en témoignent les intimidations effectuées sur les représentants du personnel et les syndicalistes depuis plusieurs années avec une accélération brutale au cours des dernières semaines. Les personnels peuvent être soumis à des enquêtes d’une unité d’investigation qui dépasse le simple cadre professionnel. Les personnels malades ou sous enquête peuvent être assignés à résidence. Les derniers évènements visant des représentants du personnel et syndicalistes (trois suspensions à Munich dont une ressortissante française), et des interrogatoires surprises (dont un français à La Haye) ont conduit à une manifestation importante à Munich du personnel de l’Office en soutien aux personnes visées par l’unité d’investigation pour des motifs douteux.
  • Un autre signe du climat social est la note du Bureau International du Travail pour son Conseil d’administration de novembre 2015 (GB.325/PFA/9/1 du 15 octobre 2015), en particulier ses paragraphes 10 et 18 qui concernent l’OEB et ses problèmes de gouvernance. Le BIT a la tutelle du Tribunal administratif de l’OIT, compétent pour les litiges du travail au sein de l’OEB. Ce tribunal est compétent pour les litiges sociaux de 59 organisations internationales. La note, factuelle, souligne, dans un long développement au titre « L’OEB – Un cas à part », la croissance du nombre de jugements sur des litiges impliquant l’OEB (de 10 jugements en 1998 à 69 en 2015). L’OEB concerne 761 des 3 560 jugements du tribunal depuis sa création. Alors que le personnel de l’OEB représente 16% du personnel couvert par ce tribunal, l’OEB dépasse les 40% de sa charge de travail. Les voies de recours interne à l’OEB semblent inopérantes à régler ses contentieux avant d’arriver au Tribunal. En 2015, entre le 1er janvier et le 18 septembre, ce sont déjà 56% des requêtes qui arrivent au Tribunal qui concernent l’OEB !
  • L’OEB se prévaut du nombre de candidatures par poste à pourvoir pour souligner la qualité des relations sociales internes sans que les chiffres affichés puissent être vérifiés de quelque manière. Même si ces chiffres étaient corrects, ils ne seraient pas, en soit, un gage de qualité des relations sociales au sein de l’Office.
  • L’OEB se prévaut également d’une réduction du chiffre des arrêts maladie mais oublie de mentionner qu’elle a modifié les méthodes de comptabilité rendant de ce fait toute comparaison avec le passé impossible. Selon mes informations le nombre d’agents venant à présent travailler alors qu’ils sont malades, est en forte augmentation.
  • Quant au nombre de départs à la retraite il est en augmentation (ce sont les agents les plus expérimentés qui partent en premier) et deux fois plus élevé en 2015 qu’en 2014 sans que ceci soit expliqué par la pyramide des âges.

 

  1. La gouvernance
  • Une réelle confusion entre immunité et impunité. Au-delà du refus de laisser les autorités enquêter sur les suicides, et à titre d’exemple, l’OEB oblige ses employés aux Pays-Bas à se soumettre à des expertises et analyses d’un médecin qui n’a pas l’autorisation d’exercer dans ce pays. Ils peuvent être assignés à résidence pendant des années en cas d’incapacité et non plus le droit de travail lorsqu’ils sont invalides.
  • Les employés sont soumis à une unité d’investigation interne dont l’action serait sans nul doute interdite sur le territoire européen s’il n’y avait pas l’immunité fonctionnelle dont abuse la direction actuelle. Est-il raisonnable que l’Office s’affranchisse des chartes et exigences constitutionnelles et conventionnelles que l’ensemble de ses membres fondateurs respectent ?
  • Pour répondre aux attaques sur les agissements de l’OEB, le Président de l’Office ferait appel à une agence de communication disposant d’un budget important (un million d’euros). Ceci lui permet d’avoir des articles flatteurs, comme récemment dans « les Echos » (Journal partenaire de l’OEB), au titre « les « ennemis de l’intérieur », comparant sa situation avec celle des dirigeant d’Air France… En oubliant que les situations sociales n’ont rien de comparable.
  • La transparence est indispensable pour un budget de 2 milliards d’euros et lorsque sont engagés des investissements importants de plus de 220 millions d’euros dans un nouveau bâtiment à La Haye. Cela ne peut être le cas en comptant juste sur un Conseil d’administration complaisant, désinformé ou contraint (exemple : menace sur le budget de coopération avec tel ou tel pays membre en cas de risque de vote défavorable du représentant de ce pays lors d’un Conseil d’administration)…
  • Les recrutements de l’équipe dirigeante de l’OEB sont peu transparents. Battistelli a recruté nombre de ses proches, l’épouse de son bras droit, des pratiques qui en 2015 dans le milieu des organisations internationales sont choquantes et nuisent à la réputation de la France.

 

  1. Les missions de l’OEB
  • La productivité. L’OEB communique souvent sur une amélioration de sa productivité de 10%. Mais est-ce bien l’indicateur essentiel d’un fonctionnement de l’OEB en fonction des intérêts européens ?

L’intérêt européen est double : (a) la fiabilité du brevet délivré et (b) la protection de l’innovation en Europe, donc en particulier l’ouverture de l’OEB auprès des start-up et des PME. La fiabilité du travail de l’OEB requiert que l’objectif de productivité, qui n’est pas mauvais en soit, puisse s’analyser avec une expertise et un suivi indépendant de la qualité des enregistrements effectués par les examinateurs de l’Office. Sans ce suivi indépendant, c’est la qualité reconnue de l’OEB qui risque d’être remise en cause par une course à la productivité sans boussole de qualité. Des inquiétudes commencent aujourd’hui à se faire jour parmi les utilisateurs du système de brevet européen en ce qui concerne la qualité du travail fourni, par exemple de la part de l’association des « Patent attorneys » britanniques CIPA. Or c’est justement sur ce sujet essentiel qu’il y a une grosse divergence entre employés et direction.

  • Le nombre de brevets. Des partenariats avec des gros comptes étrangers, afin de faciliter le dépôt des brevets pour eux, la priorité donnée aux « gros comptes » plutôt qu’aux PME sont en totale contradiction avec l’intérêt même de protéger l’innovation. Ce type de démarche visant à favoriser le dépôt de brevet par les grandes entreprises habituées à la démarche plutôt que de protéger les innovations de start-up et de PME est problématique.

Cette évolution est contradictoire avec une démarche de plus en plus courante de la part de moyennes ou de grandes entreprises : une partie de l’innovation nécessaire à leur développement n’est pas développée en interne mais auprès d’entreprises innovantes extérieures. La démarche de l’OEB favorise les grandes entreprises souhaitant déposer des brevets en grand nombre dans des stratégies bien connues de protection plutôt que de pratiquer en premier lieu le ciblage auprès des entreprises innovantes ayant un concept nouveau à protéger.

  • Sur ces questions qui font l’objet d’une communication flatteuse de la part de la direction de l’OEB, il est permis, au regard de la gouvernance de l’OEB et de l’absence de contre-pouvoirs, de s’interroger sur la sincérité des chiffres donnés et sur les effets pervers des priorités affichées.
  • Sans disposer de chiffres détaillés et certifiés, il serait utile à ce stade d’avoir une évolution du nombre de brevets enregistrés à l’OEB par des entreprises de Chine, du Japon et des USA. Et de l’évolution de la taille des entreprises européennes faisant appel à l’OEB.

 

  1. L’intérêt de la France
  • Après une période où les autorités françaises ont affiché un soutien sans faille à Benoît Battistelli, ce n’est plus le cas aujourd’hui et cela s’est vu lors du dernier Conseil d’administration. Aujourd’hui, en rétorsion, des instructions sont données pour défavoriser les entreprises françaises…
  • Même si lors des Conseils d’administration les représentants de la France marquent maintenant des réserves sur la situation, celle-ci fait l’objet d’un large suivi dans la presse des pays où se trouvent les bureaux de l’OEB. Un amalgame est fait entre M. Battistelli et la France. Finalement, pour nombre d’observateurs, c’est le pays d’origine du Président actuel qui porte la responsabilité de cette dérive car c’est le pays qui peut avoir la plus grande légitimité pour mettre fin à cet abus de pouvoir. La France doit s’interroger sur sa volonté d’être ou non associée à cette période de gestion de l’OEB par M. Battistelli et d’en assumer les conséquences qui apparaîtront progressivement. Si elle souhaite participer à la recherche d’une sortie de crise, des positions très fortes doivent être posées dès le prochain Conseil d’administration du 15 décembre.
  • Si la France ne marque pas une rupture avec cette gestion, les conséquences de celle-ci sur l’OEB risquent d’handicaper pour longtemps la place de la France à l’OEB, et donc le bon suivi des intérêts de l’innovation française.

Depuis notre rendez-vous avec le cabinet d’Emmanuel Macron au printemps dernier, il apparaît que la France a pris des positions en décalage avec les souhaits de la direction de l’Office. Plutôt qu’une recherche d’apaisement, cette dernière a durci ses positions : le refus d’un audit social indépendant, la poursuite de la réforme des congés maladie et d’invalidité, la confirmation de l’unité d’investigation en violation du respect de toute liberté individuelle des agents, soulignent ce durcissement. Il en va de même pour les intimidations faites aux représentants du personnel et syndicalistes, les investigations internes les visant, leur suspension, l’assignation à résidence et depuis peu la tentative de s’attaquer aux avocats auprès desquels les syndicats prennent conseil. Le tribunal compétent sur les litiges du travail ressent très significativement cette tension. La France peut-elle accepter durablement qu’un fonctionnaire français méconnaisse à ce point les droits fondamentaux des salariés dans sa gestion de l’OEB ?

Mais ceci n’est que la partie visible des évolutions de l’OEB. Le reste est tout aussi inquiétant. Car l’Office a un objectif très particulier par rapport à l’innovation européenne. Il ne s’agit pas juste d’un business classique ayant vocation à reverser des dividendes aux états membres et d’améliorer la productivité de l’organisation. C’est beaucoup plus subtil et complexe que cela : faire de l’Europe, par l’OEB, une gardienne crédible de l’innovation mondiale, protéger l’innovation européenne. Or les observations faites sur les orientations prises par l’OEB et les dérives de sa gouvernance rendent très incertaine la capacité de l’OEB à remplir ses objectifs fondamentaux.

Pour ces raisons aussi, il convient que la France, dès le 15 décembre prochain, impose au président de l’Office, après consultation préalable avec un nombre suffisant de représentants des états membres, de :

  • lancer un audit social véritablement indépendant sur l’ensemble de la situation à l’Office et, en particulier, sur les procédures visant les représentants du personnel et syndicalistes ;
  • établir des voies de recours crédibles et véritablement indépendant pour les litiges sociaux avant que ces recours ne soient obligés d’aller encombrer le Tribunal administratif de l’OIT ;
  • mettre en place des procédures de contrôle qualité indépendantes ;
  • accepter que les enquêtes sur les suicides puissent être faites par les autorités judiciaires du pays de résidence de la personne décédée.

Jean-Yves LECONTE./.

 

Posts du blog le plus lu de la communauté internationale sur les questions de propriété intellectuelle qui fait régulièrement état des excès affaiblissant tant la réputation que le fonctionnement de l’OEB :

Question de la suspension du juge

http://ipkitten.blogspot.de/2015/11/why-enlarged-board-rejected-ac-in.html

Suspensions et répression à l’OEB

http://ipkitten.blogspot.de/2015/11/eponia-land-of-suspense-and-suspensions.html

Ne soyez pas Français

http://ipkitten.blogspot.nl/2015/10/epo-queue-jumping-part-2-dont-be-french.html

Ne soyez pas une PME

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